La première femme initiée, fondatrice du DROIT HUMAIN
Comme bien des femmes d’avant-garde de sa génération elle s’est émancipée, elle s’est battue. Elle a touché à la littérature, à la peinture, elle a été journaliste et conférencière. Elle a écrit, et bien. Mais elle a fait plus : en étant la première femme initiée, elle a violé l’interdit posé aux origines de la maçonnerie par le pasteur Anderson (i) en ouvrant, à jamais, la franc-maçonnerie aux femmes.
Rejetée par les obédiences masculines, malgré une initiation en règle, elle est allée plus loin, en créant l’Ordre Maçonnique Mixte et International, le Droit Humain. En cela, Maria Deraismes est une grande figure de l’histoire du féminisme, une fondatrice, une de ces femmes qui « ont réveillé la France » (ii) et changé à tout jamais la franc-maçonnerie.
Née dans une famille bourgeoise et fortunée, Maria acquiert une solide culture qui lui permettra de fonder son féminisme sur l’histoire, les mythes et la littérature. Mieux que cultivée, elle est érudite et cite les Pères de l’Eglise aussi bien que les philosophes grecs ou la pensée orientale.
Sous le Second Empire, le théâtre est une autre forme d’écriture où les femmes s’essaient. Maria, comme d’autres (iii), rédige des comédies de salon (iv), qui peuvent faire penser, par leur marivaudage, aux Comédies et Proverbes de Musset, mais qui, déjà, laissent percevoir ses engagements féministes. A bon chat bon rat « tourne à une critique peu conventionnelle des stéréotypes de genre »(v) Retour à ma femme suggère qu’un adultère d’un seul côté (le mari) entraine une forme de sadisme et induit la question du divorce (vi). Maria Deraismes attaque Dumas fils et Victorien Sardou qui se nourrissent, eux, de stéréotypes (la femme est un ange ou une pécheresse), alors que le féminisme impose une nouvelle vision de la femme, qui a rejeté corset et préjugés. En revanche, Antoinette, l’héroïne de A bon chat bon rat refuse une cigarette, bien que fumer soit alors un signe d’émancipation des femmes.
La « femme de lettres » éclairée va évoluer et découvrir le féminisme. Elle anime La Société pour la revendication des femmes qui se bat pour le développement de l’enseignement féminin. Plus tard, elle contribue avec le franc-maçon Léon Richer, du Grand Orient de France, au premier Congrès International du Droit des Femmes.
Depuis le xviiie siècle, le journalisme n’est plus réservé aux hommes. Comme George Sand, comme Delphine de Girardin (vii), Maria collabore de façon régulière à différents journaux : Le Grand Journal — L’Epoque — Le Nain Jaune ainsi qu’à la revue Le Droit des Femmes. Elle crée même le journal La Libre Pensée de Seine et Oise.
Les idées républicaines de Maria, sa réputation d’oratrice séduisent les hommes politiques de l’époque, en particulier ceux acquis au féminisme. C’est ainsi que, dès 1866, elle est sollicitée par le Grand Orient de France, pour participer à des conférences.
A tour de rôle, elle aborde la morale, l’histoire, la littérature, le droit de l’enfant, le rôle du clergé dans la société, la femme, etc… Certaines de ses idées sont reprises dans des propositions de loi, comme l’électorat des femmes dans les tribunaux de commerces ou les droits civils des femmes.
Maria est une anticléricale farouche. Elle adhère à La Libre Pensée où elle fonde et anime une section car, pour elle droit des femmes et anticléricalisme sont indissociables. Elle met de la verve à rappeler le sort des femmes dans les différentes religions, dont le christianisme :
Le christianisme fait peser sur la femme la plus grande part de la responsabilité dans la faute originelle […] En m’avançant dans les vieux récits, je découvre une faute, une transgression à la loi éternelle dont la femme se serait rendue coupable … Eve, chez les Hébreux, et Pandore, chez les Grecs, perdent l’humanité par leur curiosité fatale. Chez les Celtes, les filles des Géants surviennent et corrompent les fils des hommes. La Glose chinoise prétend qu’il faut se défier des paroles de la femme, sans s’expliquer davantage. (viii)
Elle va jusqu’à déconstruire la sacro-sainte figure de Marie : Marie, désormais l’idéal de la femme dans le christianisme, est l’incarnation de la nullité, de l’effacement : elle est la négation de tout ce qui constituée l’individualité supérieure : la volonté, la liberté, le caractère.
En juin 1881, au congrès anticlérical et en l’absence du président Victor Schoelcher qu’elle remplace, elle triomphe devant plus de quatre mille délégués. Au cours de ce congrès, il est décidé de porter le projet de loi sur la séparation des Eglises et de l’Etat. Son activité et son engagement sont tels qu’un comité se forme pour présenter sa candidature aux élections législatives. Femme de raison, elle décline l’offre, sachant sa candidature irrecevable.
Le 14 janvier 1882, s’ouvre pour Maria Deraismes une période nouvelle. Les frères de la loge “Les Libres Penseurs du Pecq” (ix) décident dans l’enthousiasme de l’initier, sachant qu’ils transgressent un interdit de taille. Mais la portée de cette initiation est autant politique que symbolique. Alphonse Houbron, alors Vénérable Maitre, accepte : « Mon premier soin sera de faire consacrer le mot autonomie par l’immixtion de l’élément féminin au sein de la Loge afin de combattre effectivement le cléricalisme» car « détruire chez la femme les préjugés en les combattant par la morale et la lumière maçonniques, c’est préparer pacifiquement la véritable émancipation sociale». La cérémonie donne lieu à une grande fête, sous les auspices moraux de Victor Hugo et de Louis Blanc, au cours de laquelle Alphonse Houbron fait tirer huit santés. Le scandale est énorme et ébranle la maçonnerie masculine. Alphonse Houbron est désavoué et la Loge est fermée.
Toutefois, la nouvelle de l’initiation de Maria Deraismes se sait même à l’étranger; en visite en France, la féministe américaine Elisabeth Cady Stanton reçoit Maria,” the only female free-mason in France and the best orator in our country”. En 1889, Maria invite à son tour “son éminente consœur” Elisabeth Cady Stanton à assister au deuxième congrès pour le Droit des femmes.
Georges Martin, un médecin féministe, conseiller général (radical de gauche), initié dans la loge Union et Bienfaisance au Rite Ecossais Ancien et Accepté, constate que les obédiences ne pourront s’ouvrir aux femmes ; il faut donc couper avec la maçonnerie masculine. Avec Maria Deraismes, il fonde en 1893, une obédience nouvelle : La Grande Loge Symbolique Ecossaise de France, Le Droit Humain, appelée à devenir l’Ordre Maçonnique Mixte International Le Droit Humain. Maria Deraismes ne voit que les prémices de son œuvre car elle nous quitte le 6 février 1894 en laissant ce message «Je vous laisse le Temple inachevé, poursuivez, entre ses Colonnes, le Droit de l’Humanité.». Elle est enterrée civilement au cimetière de Montmartre.
i Constitutions des francs-maçons ou Constitutions d’Anderson de 1723 interdisent dans les Loges « les serfs, les femmes, les hommes immoraux et scandaleux ».
ii Jean-Louis Debré, Bochenek, Valérie, Ces femmes qui ont réveillé la France, Paris, 2012. Une notice est consacrée à Maria Deraismes.
iii Alison Finch, op. cit. ch 8 : les femmes invisibles du théâtre français. Sur 32000 pièces écrites au xixe siècle, 700 le sont par des femmes, en majorité des vaudevilles, comédies, mélodrames, généralement en un acte. Louise Michel publie en 1888 un drame en 5 actes, Le Coq rouge
iv A bon chat, bon rat (1861), Le théâtre chez soi (1864), Retour à ma femme (1862), Un neveu s’il vous plaît, (1862), Le Père coupable (1862)
v Alison Finch, p. 72-73
vi Dans ses conférences postérieures, Maria Deraismes traite du divorce.
vii Alison Finch, Women’s writing in nineteenth-century France, Cambridge university press, 2000 p. 130 sq.
viii Eve dans l’humanité, La femme dans le droit, p. 15.
ix Grande Loge Symbolique Ecossaise
x Le Frère Delaunay, qui ne peut venir, écrit : « Je vois avec plaisir que, rompant avec une tradition absurde, vous recevez une femme parmi vous. Je vous en félicite cordialement » (A. N. 117 AS/ 1)